VITE ET DROIT

Il marchait plus vite que moi, mon père.  Pour une seule enjambée, je devais faire trois ou quatre pas.  J'étais une enfant et je lui tenais la main.  Je ne sais pas s'il se rendait compte que j'avais de petites jambes.  Il marchait vraiment vite et je le rattrapais en courant.  Trois ou quatre pas, trois ou quatre pas, et deux pas courus.  Le trottoir de la rue des Érables nous appartenait d'emblée, tellement ma fierté était grande.  Juste d'être ensemble.  J'adorais me promener avec lui.  Je me sentais importante.

C'était mon père et je le trouvais tellement bon de marcher aussi rapidement !    Un jour je marcherai aussi vite que lui, je me disais. Ses jambes étaient fortes, musclées.  Son corps était solide.  Il était énergique, et moi j'étais rassurée de grandir auprès du " plus fort des papas ". Comme dit la chanson de Linda Lemay :  " Le plus fort, c'est mon père. "  Sauf que pour moi, cette phrase n'est pas une chanson, mais mon vécu.  Bon, je marche vite maintenant, mais jamais comme lui !

À plusieurs reprises, je l'ai accompagné sur la run de lait.  J'avais peut-être 8-9 ans. Je m'assoyais sur une caisse en bois, à ses côtés.  Il n'y avait pas de siège pour les passagers.  En temps normal, le seul passager est le helper.  Un jeune garçon qui se tient debout durant le trajet, prêt à sortir du truck à chaque point de livraison. 

Dans le camion de mon père, tout était organisé.  Il rassemblait les notes, les factures, les dus, etc., en des piles clipsées et accrochées au tableau de bord.  Un crayon pendait au bout d'une corde, prêt à servir.  Tout avait une place facile à repérer.  Tout devait être utile.  Je trouvais que c'était très intelligent et bien pensé ; ça m'a donné l'idée de faire de même dans ma vie. J'aime l'ordre et j'aime rassembler les choses.  Je revois son écriture sur les pages flottant au-dessus de ma tête pendant le trajet.  J'adorais sa calligraphie, à la fois ronde et élancée.

La run de lait, c'était sa vie.  Il prenait soin de tout le monde et je l'admirais.  Je l'ai vu sauté par-dessus la clôture avec des pintes de lait dans les mains pour les livrer au client.  J'ai conclu que non seulement il marchait vite, mais il sautait haut !  Je l'ai vu remettre au jeune fils d'une cliente un berlingot de lait au chocolat, tandis qu'il attendait le laitier le nez collé à la fenêtre.  Je l'ai vu déverrouiller la porte de quelqu'un qui lui avait remis les clés de sa maison afin que mon père range lui-même les pintes dans le réfrigérateur.  Quelle confiance on avait en lui !  Le dimanche, on allait collecter l'argent chez les retardataires (toujours les mêmes).  Mon père savait ce qu'il avait à faire pour être compétent.  Il aimait le travail, l'acte d'accomplir quelque chose, le fait d'aller jusqu'au bout.  Je lui dois toutes ces qualités qui sont nées simplement en le regardant, car je voyais dans ses yeux la satisfaction qu'il en retirait.
Alors, dans ma tête d'enfant, je retenais les leçons :

* Marcher vite : voilà que je fais de grands pas dans mon métier qu'est la danse !

* Sauter haut :  j'ai été championne de corde à danser à l'école primaire et l'une des meilleures sauteuses dans mes cours de danse.

* Prendre soin des autres :  j'adore m'occuper de chaque élève, enfant et ami.

* Être ordonné :  dans la mesure du possible, je range… tout !

* S'attirer la confiance des autres :  100%.

* Être travaillant :  c'est dans mon sang !

" Cher papa, merci encore, et encore !  Tu m'as donné le bon exemple et je me réjouis d'en avoir tiré profit.  Peut-être que marcher vite et sauter haut n'ont pas beaucoup d'importance pour certaines personnes, mais pour moi, c'est toute une performance ! "

Je vois au-delà de ce qui paraît.  Et mon père, non seulement il marchait vite, mais il marchait droit !